Texte intégral: La Boîte à merveilles – Chapitre III

La disparition de Zineb, la fille de Rahma, devient l’occasion pour Lalla Zoubida de renouer avec sa voisine. Le chagrin de Rahma est partagé par tout le voisinage. Finalement, la petite est retrouvée, et l’événement est célébré. Un grand repas est organisé en son honneur, avec la participation d’une confrérie de mendiants aveugles. Toutes les voisines s’investissent dans la préparation. Ce n’est que le lendemain que Dar Chouafa retrouve sa tranquillité et son rythme habituel.

Lire un roman autobiographique, Ahmed Sefrioui, 1954.

Ces deux jours et demi de repos passèrent très vite. Le vendredi après déjeuner, je me retrouvai à l’école, hurlant les versets coraniques et scandant les mots sur ma planchette à coups de poings.

Une mèche de cheveux ornait le côté droit de ma tête. Elle tournoyait aux quatre vents pendant que j’apprenais frénétiquement ma leçon. Mes doigts me faisaient mal à force de cogner sur ma planchette de bois. Chaque élève se livrait à ce jeu avec passion. Le maître somnolait, sa longue baguette à la main. Le bruit, les coups répétés sur les planchettes m’enivraient. J’avais chaud aux joues. Mes tempes bourdonnaient. Une tache de soleil d’un jaune anémique traînait encore sur le mur d’en face. Le maître se réveilla, distribua quelques coups de baguette et se rendormit.

La tache de soleil diminuait.

Les cris des enfants s’étaient transformés en torrent, en cataracte de rafale.

La tache de soleil disparut.

Le maître ouvrit les yeux, bâilla, distingua au milieu de toutes ces voix, celle qui déformait une phrase vénérée, rectifia le mot défectueux et chercha une position confortable pour reprendre son somme. Mais il remarqua que le soleil avait disparu. Il se frotta les yeux, son visage s’éclaira et la baguette nous fit signe de nous rapprocher. Le bruit cessa brusquement. Installés tous contre l’estrade du fqih, nous chantâmes la première sourate du Coran. Les plus petits comme les plus grands la connaissaient. Nous ne quittions jamais l’école le soir sans la chanter. Le vendredi nous la faisions suivre de quelques vers de Bnou Achir consacrés au rituel des ablutions et d’une ou deux prières pour implorer la miséricorde de Dieu en faveur de nos parents et de nos maîtres morts et vivants.

Nous étions heureux quand commençaient ces litanies. Elles signifiaient la fin de nos souffrances, le retour à la maison, la course dans les ruelles humides. Enfin, le maître nous libéra un par un. Avant de partir nous nous dirigions vers l’estrade pour le saluer une dernière fois et lui baiser la main.

Chacun prit ses babouches de dessus une étagère placée à l’entrée de la salle d’école et s’en alla.

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Il faisait déjà sombre quand j’arrivai à la maison.

En attendant le retour de mon père, je mangeai un morceau de pain sec, sortis ma Boîte à Merveilles et me plongeai dans la contemplation de mes richesses. Le cabochon de verre me fascinait toujours ; je ne cessais de le toucher, de le regarder par transparence, de le serrer avec tendresse contre ma joue.

Ma mère alluma une énorme bougie fichée dans un chandelier de cuivre.

Ce soir, la chambre de Fatma Bziouya brillait d’un éclat inaccoutumé. Ma mère s’en aperçut. Sans quitter sa place, elle interpella notre voisine :

– Fatma ! Tu célèbres un mariage ? Pourquoi fais-tu brûler plusieurs bougies ? …Que dis-tu ? Une lampe ! Attends, j’arrive.

Ma mère se leva, se dirigea vers la pièce d’en face. Je la suivis.

Oh ! Merveille ! Au centre du mur, une lampe à pétrole était accrochée. Une flamme blanche et paisible dansait imperceptiblement dans un verre en forme de clarinette. Une glace, placée derrière, intensifiait la lumière. Nous étions, ma mère et moi, complètement éblouis. Ma mère dit enfin :

– Ta lampe éclaire bien. Mais n’y a-t-il pas de danger d’explosion ? Des risques d’incendie ? On dit aussi que le pétrole sent très mauvais.

Bziouya risqua timidement :

– Je ne crois pas qu’il y ait de danger. Plusieurs personnes du quartier se servent maintenant de ces lampes. Elles en paraissent très satisfaites. Vous devriez en acheter une, la chambre paraît plus accueillante et plus gaie.

– Oui, répondit ma mère en allongeant les lèvres, une lampe, certes, éclaire mieux qu’une bougie mais elle est moins jolie qu’un chandelier de cuivre.

Ma curiosité tomba. Elle me prit la main, me ramena chez nous. Elle ne dit plus rien jusqu’à l’arrivée de papa. Elle prépara le dîner comme à l’ordinaire, disposa la petite table ronde, rassembla à portée de sa main les accessoires pour le thé.

Lorsque mon père franchit le seuil de la chambre, je me précipitai pour l’accueillir. Sa face devint rayonnante. Il se baissa, me saisit sous les aisselles et me souleva à la hauteur de son visage.

– II devient lourd, cet infidèle ! C’est bientôt un homme !

– Non, lui dis-je, je serai un homme quand j’aurai une belle barbe. A la saison des pastèques, j’ai u me frotter les joues avec leur jus, aucun poil ne me pousse.

– Essaie encore la saison prochaine, me dit mon père, peut- être obtiendras-tu quelque résultat ? Tu auras alors une belle barbe noire.

– Toi, papa, tu as deux poils blancs à ta barbe. Je vois que tu vieillis.

– Non, me dit mon père, non, c’est une simple envie. Il vaut mieux avoir une goutte de lait dans ses poils de barbe qu’une figue ou une grappe de raisin le bout du nez.

Cette remarque provoqua chez moi de grands éclats de rire.

Le dîner était délicieux, un mets que je préférais entre tous : des pieds de mouton aux pois chiches.

Nous mangeâmes copieusement. La table débarrassée, ma mère nous servit du thé à la menthe et parla des menus événements de la journée. Mon père sirotait son thé et répondait rarement. La lumière baissa une seconde, ma mère moucha la bougie avec une paire de ciseaux rouillés. Elle en profita pour déclarer que les bougies devenaient de moindre qualité, qu’il en fallait une tous les trois jours et que la pièce paraissait lugubre avec toutes ces ombres qui s’amassaient dans les angles.

– Tous les gens « bien » s’éclairent au pétrole, dit-elle pour conclure.

Ces propos laissaient mon père dans une indifférence totale. Mes yeux brillaient de curiosité. J’attendais son verdict. J’admirais intérieurement l’habileté de ma mère. Je fus déçu. Sans commentaire, mon père se prépara pour dormir. Je gagnai mon lit. Je rêvai cette nuit d’une belle flamme blanche que je réussis à tenir prisonnière dans mon cabochon de verre taillé en diamant.

Le lendemain, à mon retour du Msid, pour le déjeuner, je sautai de joie et de surprise lorsque je découvris, accrochée au mur de notre chambre, bien au centre, une lampe à pétrole identique à celle de notre voisine.

Le matin, Driss le teigneux, en venant chercher le couffin pour les provisions, l’avait tendue à ma mère.

Il avait fait emplette en outre d’une bouteille de pétrole et d’un entonnoir.

La chouafa qu’on appelait « tante Kanza » monta admirer notre nouvelle acquisition, nous souhaita toutes sortes de prospérités. Ma mère rayonnait de bonheur. Elle devait trouver la vie digne d’être vécue et le monde peuplé d’êtres d’une infinie bonté. Elle chantonnait, gourmandait avec tendresse un chat efflanqué, étranger à la maison, riait pour un rien.

Chez ma mère, de telles joies étaient souvent très proches des larmes. L’occasion ne tarda pas ce jour-là à se présenter ; elle put comme elle le disait « soulager son cœur ».

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Rahma, la femme du fabricant de charrues, qui était sortie ce matin accompagnée de sa fille Zineb, dans l’intention de se rendre au quartier Kalklyine pour assister à un baptême, revint tout en pleurs. Elle se mit à se lamenter depuis l’entrée de la maison, à s’administrer des claques sonores sur les joues.

– Malheur ! Malheur à moi ! Je suis la plus misérable des mères ; je ne pourrai jamais survivre à cette douleur. Personne ne pourra soulager ma peine.

Les questions fusaient de toutes les fenêtres. Les femmes avaient interrompu leur besogne. Elles la suppliaient de les mettre au courant de la nature de cette catastrophe qui l’avait frappée. Ma mère oublia que Rahma n’était qu’une pouilleuse, une mendiante d’entre les mendiantes. Tout émue, elle se précipita au premier étage en criant :

– Ma sœur ! Ma pauvre sœur ! Que t’est-il arrivé ?

– Nous pouvons peut-être te venir en aide. Cesse de pleurer, tu nous déchires le cœur.

Toutes les femmes entourèrent Rahma la malheureuse. Elle réussit enfin à les renseigner : Zineb avait disparu, perdue dans la foule. En vain, sa mère avait essayé de la retrouver dans les petites rues latérales, Zineb s’était volatilisée, le sol l’avait engloutie et il n’en restait pas la moindre trace.

La nouvelle de cette disparition se propagea instantanément dans le quartier. Des femmes inconnues traversèrent les terrasses pour venir prendre part à la douleur de Rahma et l’exhorter à la patience. Tout le monde se mit à pleurer bruyamment. Chacune des assistantes gémissait, se lamentait, se rappelait les moments particulièrement pénibles de sa vie, s’attendrissait sur son propre sort.

Je m’étais mêlé au groupe des pleureuses et j’éclatai en sanglots. Personne ne s’occupait de moi. Je n’aimais pas Zineb, sa disparition me réjouissait plutôt, je pleurais pour bien d’autres raisons. D’abord, je pleurais pour faire comme tout le monde, il me semblait que la bienséance l’exigeait ; je pleurais aussi parce que ma mère pleurait et parce que Rahma, qui m’avait fait cadeau d’un beau cabochon de verre, avait du chagrin ; mais la raison profonde peut-être, c’était celle que je donnai à ma mère lorsqu’elle s’arrêta, épuisée. Toutes les femmes s’arrêtèrent, s’essuyèrent le visage, qui avec un mouchoir, qui avec le bas de sa chemise. Je continuais à pousser des cris prolongés. Elles essayèrent de me consoler. Ma mère me dit :

– Arrête ! Sidi Mohammed, on retrouvera Zineb, arrête ! Tu vas te faire mal aux yeux avec toutes ces larmes.

Hoquetant, je lui répondis :

– Cela m’est égal qu’on ne retrouve pas Zineb, je pleure parce que j’ai faim !

Ma mère me saisit par le poignet et m’entraîna, courroucée.

Je déjeunai tout seul et je partis à l’école. L’après-midi se passa pour moi comme les autres après-midis : je vociférai les versets sacrés, tapai sur ma planchette. Le soir, après avoir récité ma leçon, je repris le chemin de la maison. Je m’attendais à la trouver sens dessus dessous. Il n’en était rien. Silencieuses, les femmes soufflaient leur feu, remuaient leurs ragoûts, écrasaient dans des mortiers de cuivre leurs épices. Je n’osai pas interroger ma mère sur les aventures de Zineb.

Mon père arriva, comme de coutume, après la prière de l’Aacha. Le repas se déroula simplement, mais à l’heure du thé, maman parla des événements de la journée. Elle commença :

– Cette pauvre Rahma a passé une journée dans les affres de l’angoisse. Nous avons toutes été bouleversées.

– Que s’est-il passé ? demanda mon père.

Ma mère reprit :

– Tu connais Allal le fournier qui demeure à Kalklyine ? Si, si, tu dois le connaître. Il est marié à Khadija, la sœur de notre voisine Rahma. Il y a un an, ils sont venus passer une semaine ici chez leurs parents ; ce sont des gens honnêtes, pieux et bien élevés. Mariés depuis trois ans ils désiraient vivement avoir un enfant. La pauvre Khadija a consulté les guérisseurs, les fqihs, les sorciers et les chouafas sans résultat. Il y a un an, ils sont allés en pèlerinage à Sidi Ali Bou Serghine. Khadija se baigna dans la source, promit au saint de sacrifier un agneau si Dieu exauçait son vœu. Elle a eu son bébé. Depuis six jours, la joie du ménage est à son comble. Demain on procédera au sacrifice du Nom.

Mon père osa faire remarquer qu’il ne voyait pas dans cet événement motif à angoisse. Mais ma mère l’interrompit et déclara qu’il était incapable d’écouter jusqu’au bout un récit.

– Attends ! Attends ! dit-elle, je commence à peine, tu m’interromps tout le temps.

Rahma était donc invitée au baptême et à la cérémonie du Nom. Son mari lui acheta une belle robe parsemée de fleurs multicolores. Elle sortit son foulard de mariage, le beau foulard rouge à décor d’oiseaux, habilla de neuf sa fille Zineb et elles partirent de bonne heure ce matin. Elles passèrent par Mechchatine, Seffarine, El Ouadine …

– Tu ne vas pas citer toutes les rues de Fès, dit simplement mon père.

Je pouffai de rire. Des yeux sévères se fixèrent un moment sur moi et ma mère reprit :

– Elles arrivèrent à Rsif. La foule barrait le chemin. Un marchand vendait des poissons frais, un franc soixante-quinze le Rfal, (à Joutyia, les poissons se vendent deux francs vingt-cinq). Les gens se battaient pour se faire servir. Rahma et sa fille furent prises dans les remous de cette cohue. Une fois à l’air libre, Rahma rajusta son haîk et constata la disparition de Zineb ! Elle appela, cria, ameuta la foule. Le marchand cessa son trafic, les gens vinrent au secours de la mère affligée, mais la fille restait introuvable.

Rahma revint tout en larmes, nous la consolâmes de notre mieux. Allal le jardinier se dépêcha de prévenir le mari de Rahma. Deux crieurs publics parcoururent la ville en tous sens, donnèrent le signalement de la fille, promettant une récompense à celui qui la ramènerait à ses parents.

Pendant ce temps, nous, faibles femmes, nous ne pouvions que pleurer, offrir notre compassion à la malheureuse mère.

J’avais le cœur gros. Fatma Bziouya et moi nous partîmes à Moulay Idriss. Dans de pareilles circonstances, il faut frapper à la porte de Dieu et de ses Saints. Cette porte cède toujours devant les affligés.

Une vieille femme surprit notre douleur, elle nous en demanda le motif. Nous la mîmes au courant du triste événement. Elle nous prit par la main et nous emmena à Dar Kitoun, la maison des Idrissides, lieu d’asile de toutes les abandonnées. Là, nous trouvâmes Zineb. La moqqadama l’avait recueillie et nourrie pour l’amour du Créateur. Elle eut un rial de récompense et nous la remerciâmes pour ses bons soins. Rahma retrouva toute sa gaîté lorsque sa fille lui fut rendue.

– Louange à Dieu ! termina mon père. Prépare le lit de cet enfant, ajouta-t-il. Il tombe de sommeil.

Sous mes couvertures, les yeux ouverts, j’imaginais dans une douce somnolence la maison des Idrissides. Je me représentais une vaste demeure aux mosaïques fanées, bourdonnante comme une ruche de voix de femmes en instance de répudiation, de jeunes filles malheureuses et d’enfants perdus.

Moi aussi, j’étais perdu dans une ville déserte, je cherchais en vain un lieu d’asile. Je sentis ma solitude devenir lourde à m’étouffer. Je poussai un cri. Une parole douce vint de loin apaiser ma fièvre et je tombai dans le noir, rassuré, détendu, le souffle calme.

Le jeudi suivant, Rahma pour remercier Dieu de lui avoir rendu sa fille, organisa un repas pour les pauvres. Toutes les femmes de la maison lui prêtèrent leur concours. Lalla kanza, la chouafa, aidée de Fatouma la plus dévouée et la plus fidèle de ses disciples, lavèrent le rez-de-chaussée à grande eau, étendirent par terre des nattes et des tapis usés. Fatma Bziouya, Rahma et ma mère s’agitèrent autour des marmites et des couscoussiers. Elles cuisinaient en plein air sur la terrasse, sur des feux de bois. L’une d’elles les ravitaillait en eau, une autre épluchait les légumes et la troisième, armée d’une louche en bois gigantesque, tournait les sauces qui bouillonnaient dans leurs récipients de cuivre.

Zineb et moi, abandonnés à notre fantaisie, nous courions d’une chambre à l’autre, montions en soufflant les escaliers, recevions des nuages de fumée dans les yeux, accompagnés de réprimandes, redescendions nous réfugier sur le palier, ne sachant que faire de notre liberté. Nous attendions avec impatience, l’heure du déjeuner et l’arrivée des mendiants.

Lorsque les grands plats de céramique que Rahma avait loués furent garnis de couscous copieusement arrosé de bouillon, surmonté d’une pyramide de viande et de légumes, Driss El Aouad partit à Moulay Idriss et à la maison des aveugles de la rue Riad Jeha, pour chercher ses hôtes. Bientôt nous entendîmes dans le couloir d’entrée, un brouhaha scandé de coups de canne et d’éclats de voix. Driss entra le premier dans le patio. Il fut suivi d’un aveugle à la barbe blanche guidé par un garçonnet d’une dizaine d’années. Ensuite, un flot de mendiants hommes et femmes se déversa dans la cour. Le premier vieillard exerçait sur cette foule en loques une véritable royauté. Tous lui obéissaient. Ils manifestaient beaucoup d’égards pour ce patriarche.

J’avais donc, sous les yeux, le chef des mendiants au milieu de son clan.

Tout le monde s’assit sur les nattes et sur les tapis usés. Avant que le repas ne leur fût servi, ils entonnèrent un psaume où il était question de féliciter ceux qui attendent les croyants au cœur généreux, ceux-là qui nourrissent les affamés, honorent l’hôte de Dieu. Le poème se termina par des invocations, afin d’attirer la bénédiction sur notre demeure et sur tous ses habitants. Hommes, femmes et enfants joignirent les mains, les paumes ouvertes vers le ciel. Ils récitèrent la première sourate du Coran. Je la connaissais bien cette sourate et je la récitais avec ferveur :

Louange à Dieu

Maître des mondes.

Nous passâmes nos mains sur nos visages. Le couscous parut. Autour des plats posés à même les nattes, les mendiants s’installèrent pour manger. Des bols de terre cuite, décorés au goudron, circulaient plein d’eau. Les mendiants mangeaient et buvaient avec dignité, sans hâte, sans agitation. Rassasiés, ils se léchèrent soigneusement les doigts, s’essuyèrent avec des torchons mis à leur disposition.

Au signal de leur chef, ils commencèrent la psalmodie d’un chapitre du livre Saint. Les murs de notre maison qui avaient souvent renvoyé le bruit des crotales et des gangas chers à la chouafa vibraient, sanctifiés par les versets sacrés. Le chapitre choisi était particulièrement long. Il fut chanté sur un rythme plein de majesté. Les aveugles dans leurs haillons, clamant avec conviction la parole de Dieu, revêtaient une noblesse et une grandeur qui frappaient l’imagination.

Après une dernière invocation prononcée par le patriarche des aveugles et ponctuée du mot amine par le chœur des assistants, l’assemblée se leva, les cannes sonnèrent sur nos mosaïques éteintes.

Les mendiants s’en allèrent, multipliant les remerciements, les formules de bénédiction.

Rahma, radieuse, invita les voisines et quelques femmes venues des maisons mitoyennes, les rassembla dans sa chambre, leur servi un excellent ragoût de viande aux cardons, un couscous au pois chiches, des salades d’orange au sucre et à la cannelle. Maman prépara le thé à la menthe. Toutes jacassaient, riaient très fort, se taquinaient mutuellement, poussaient des you-you.

Avant de se réunir pour le repas, ma mère et les autres voisines avaient changé de robe. Elles tirèrent de leurs coffres des caftans aux couleurs chatoyantes, des dfinas ornées de fleurs et pour se coiffer de riches foulards de soie. La fête dura jusqu’au coucher du soleil. Elle se termina sur la terrasse avec d’autres youyou, d’autres vœux et la promesse de se voir.

Pendant tout ce temps personne ne s’était occupé de moi. J’avais mangé avec Zineb dans un petit plat qui m’était personnel et dont mon père m’avait fait cadeau, la veille de la fête du mouton. Nous avions réussi à avoir du thé que nous avions transvasé dans une théière de fer-blanc, jouet de Zineb et pour finir nous nous étions battus.

La nuit, la maison retomba dans le silence. Je me sentis. Je sortis ma Boîte, la vidai sur un coin de matelas, regardai un à un mes objets. Ce soir, ils ne me parlaient pas. Ils gisaient inertes, maussades, un peu hostiles. Ils avaient perdu leur pouvoir magique et devenaient méfiants, secrets. Je les remis dans leur boîte. Une fois le couvercle rabattu, ils se réveillèrent dans le noir pour se livrer à mon insu à des jeux fastueux et délicats. Ils ne savaient pas dans leur ignorance que les parois de ma Boîte à Merveilles ne pouvaient résister à ma contemplation. Mon innocent cabochon de verre grandit, se dilata, atteignit des proportions d’un palais de rêve, s’orna d’étoffes précieuses. Les clous, les boutons de porcelaine, les épingles et les perles changés en princesses, en esclaves, en jouvenceaux, pénétrèrent dans ce palais, jouèrent de douces mélodies, se nourrirent de mets raffinés, organisèrent des séances d’escarpolette, volèrent dans les arbres pour en croquer les fruits, disparurent dans le ciel sur l’aile du vent en quête d’aventure.

J’ouvris la Boîte avec d’infinies précautions afin de jouir plus intensément du spectacle. L’enchantement disparut, je trouvai simplement un cabochon de verre, des boutons et des clous sans âme et sans mystère. Cette constatation fut cruelle. J’éclatai en sanglots. Ma mère survint, parla de fatigue, m’emmena dormir.

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