Chapitre II

Le MARDI, jour néfaste pour les élèves du Msid, me laisse dans la bouche un goût d’amertume. Tous les mardis sont pour moi couleur de cendre.
Il faisait froid, ma nuit avait été peuplée de cauchemars. Des femmes échevelées menaçaient de me crever les yeux, m’envoyaient au visage les pires injures. Parfois, l’une d’elles me balançait à travers la fenêtre et je m’enfonçais lourdement dans le vide. Je criai. Une main, combien douce, se posa sur mon front.
Le matin, je me rendis au Msid selon mon habitude. Le fqih avait son regard de tous les mardis. Ses yeux n’étaient perméables à aucune pitié. Je décrochai ma planchette et me mis à ânonner les deux ou trois versets qui y étaient écrits.
A six ans, j’avais déjà conscience de l’hostilité du monde et de ma fragilité. Je connaissais la peur, je connaissais la souffrance de la chair au contact de la baguette de cognassier. Mon petit corps tremblait dans ses vêtements trop minces. J’appréhendais le soir consacré aux révisions.
Je devais, selon la coutume, réciter les quelques chapitres du Coran que j’avais appris depuis mon entrée à l’école.
A l’heure du déjeuner, le maître me fit signe de partir. J’accrochai ma planchette. J’enfilai mes babouches qui m’attendaient à la porte du Msid et je traversai la rue.
Ma mère me reçut assez froidement. Elle souffrait d’une terrible migraine. Pour enrayer le mal, elle avait les tempes garnies de rondelles de papier copieusement enduites de colle de farine. Le déjeuner fut improvisé et la bouilloire sur son brasero entama timidement sa chanson.
Lalla Aïcha, une ancienne voisine, vint nous rendre visite. Ma mère la reçut en se plaignant de ses maux tant physiques que moraux. Elle affectait une voix faible de convalescente, s’étendait sur les souffrances de telle partie de son corps, serrait violemment des deux mains sa tête empaquetée dans un foulard. Lalla Aïcha lui prodigua toutes sortes de conseils, lui indiqua un fqih dans un quartier éloigné, dont les talismans faisaient miracle. Je me tenais timide et silencieux dans mon coin. La visiteuse remarqua la pâleur de mon visage.
– Qu’a-t-il ton fils ? demanda-t-elle.
Et ma mère de répondre :
– Les yeux du monde sont si mauvais, le regard des envieux a éteint l’éclat de ce visage qui évoquait un bouquet de roses. Te souviens-tu de ses joues qui suaient le carmin ? et de ses yeux aux longs cils, noirs comme les ailes du corbeau ? Dieu est mon mandataire, sa vengeance sera terrible.
– Je peux te donner un conseil ; dit Lalla Aïcha : montons tous les trois cet après-midi à Sidi Ali Boughaleb. Cet enfant ne pourra pas supporter le Msid ; si tu lui faisais boire de l’eau du sanctuaire, il retrouverait sa gaîté et sa force.
Ma mère hésitait encore. Pour la convaincre Lalla Aïcha parla longuement de ses douleurs de jointures, de ses jambes qui ne lui obéissaient plus, de ses mains lourdes comme du plomb, des difficultés qu’elle éprouvait à se retourner dans son lit et des nuits blanches qu’elle avait passées à gémir comme Job sur son grabat. Grâce à Sidi Ali Boughaleb, patron des médecins et des barbiers, ses douleurs ont disparu.
– Lalla Zoubida, c’est Dieu qui m’envoie pour te secourir, t’indiquer la voie de la guérison, je vous aime, toi et ton fils, je ne retrouverai jamais le goût ni de la nourriture, ni de la boisson si je vous abandonne à vos souffrances. Ma mère promit de visiter Sidi Ali Boughaleb et de m’emmener cet après-midi même. Lalla Aïcha soupira de satisfaction.
Les deux femmes restèrent à bavarder encore longtemps. Ma mère monta sur la terrasse, redescendit avec une brassée de plantes aromatiques qu’elle cultivait dans des pots ébréchés et de vieilles marmites d’émail. Elle parfuma son thé de verveine et de sauge, proposa à Lalla Aïcha une petite branche d’absinthe à mettre dans son verre. Elle refusa poliment, déclara que ce thé était déjà un véritable printemps. Je mis dans mon verre toutes sortes de plantes aromatiques. Je les laissai longtemps macérer. Mon thé devint amer, mais je savais que cette boisson soulageait mes fréquentes coliques.
Ma mère se leva pour se préparer. Elle changea de chemise et de mansouria, chercha au fond du coffre une vieille ceinture brodée d’un vert passé, trouva un morceau de cotonnade blanche qui lui servait de voile, se drapa dignement dans son haïk fraîchement lavé… C’était, en vérité, un grand jour. J’eus droit à ma djellaba blanche et je dus quitter celle de tous les jours, une djellaba grise, d’un gris indéfinissable, constellée de taches d’encre et de ronds de graisse. Lalla Aïcha éprouva toutes sortes de difficultés à s’arracher du matelas où elle gisait.
J’ai gardé un vif souvenir de cette femme, plus large que haute, avec une tête qui reposait directement sur le tronc, des bras courts qui s’agitaient constamment. Son visage lisse et rond m’inspirait un certain dégoût. Je n’aimais pas qu’elle m’embrassât. Quand elle venait chez nous, ma mère m’obligeait à lui baiser la main parce qu’elle était chérifa, fille du Prophète, parce qu’elle avait connu la fortune et qu’elle était restée digne malgré les revers du sort. Une relation comme Lalla Aïcha flattait l’orgueil de ma mère.
Enfin, tout le monde s’engagea dans l’escalier. Nous nous trouvâmes bientôt dans la rue.
Les deux femmes marchaient à tout petits pas, se penchant parfois l’une sur l’autre pour se communiquer leurs impressions dans un chuchotement. A la maison, elles faisaient trembler les murs en racontant les moindres futilités, tellement leurs cordes vocales étaient à toute épreuve ; elles devenaient, dans la rue, aphones et gentiment minaudières.
Parfois je les devançais, mais elles me rattrapaient tous les trois pas pour me prodiguer des conseils de prudence et des recommandations. Je ne devais pas me frotter aux murs : les murs étaient si sales et j’avais ma superbe djellaba blanche, je devais me moucher souvent avec le beau mouchoir brodé pendu à mon cou, je devais de même m’écarter des ânes, ne jamais être derrière eux car ils pouvaient ruer et jamais devant car ils prenaient un malin plaisir à mordre les petits enfants.
– Donne-moi la main, me disait ma mère.
Et cinq pas après :
– Va devant, tu as la main toute moite.
Je reprenais ma liberté mais pour un temps très court. Lalla Aïcha se proposait de me guider dans la cohue. Elle marchait lentement et tenait beaucoup de volume. Un embouteillage ne tardait pas à se former. Les passants nous lançaient toutes sortes de remarques déplaisantes mais finissaient par se porter à notre secours. Des bras inconnus me soulevaient du sol, me faisaient passer par-dessus les têtes et je me trouvais finalement dans un espace libre. J’attendais un bon moment avant de voir surgir de la foule les deux haïks immaculés. La scène se renouvela plusieurs fois durant ce voyage. Nous traversâmes des rues sans nom ni visage particuliers. J’étais attentif aux conseils de mes deux guides, je m’appliquais à me garer des ânes, butais inévitablement dans les genoux des passants. Chaque fois que j’évitais un obstacle, il s’en présentait un autre. Nous arrivâmes enfin au cimetière qui s’étend aux abords de Sidi Ali Boughaleb. J’esquissai un timide pas d’allégresse.
Les tombes couvertes de soucis rougeoyaient au soleil. Ça et là des marchands trônaient derrière leurs pyramides d’oranges. On entendait les coups de tambourin d’un chanteur populaire et la clochette du marchand d’eau. Sur la petite place, des campagnards vendaient du bois pour la lessive, des braseros de terre cuite, des plats pour cuire les galettes. Les éventaires des marchands de sucreries attiraient mon regard. On y voyait exposés des coqs et des poussins en sucre jaune ornementé de filets roses, des théières transparentes, de minuscules babouches et des soufflets. Ces objets magnifiques me rappelaient ma Boîte à Merveilles. Mon père m’en avait bien offert quelquefois, mais, avant d’arriver à la maison, s’émiettaient ou devenaient simplement gris et poussiéreux, indignes de figurer parmi mes trésors. Ils étaient beaux, là, au soleil, dans le bourdonnement de la foule.
Le toit de tuiles vertes qui couvre le mausolée se dressait dans un tendre azur où batifolaient de nuages blancs et roses aux formes capricieuses. Sur les marches de l’entrée principale, des femmes, assises à même le sol, devisaient entre elles, mâchaient sous leur voile de la gomme parfumée, interpellaient leurs enfants qui jouaient dans la poussière. Elles se serrèrent pour nous laisser un étroit passage.
Nous nous trouvâmes bientôt dans une cour qui me parut immense. Au centre trônaient quatre vaisseaux en terre cuite remplis d’eau. Ma mère trouva un gobelet et me fit boire. Elle se versa un peu de liquide dans le creux de la main, me passa les doigts sur le visage, les yeux, les jointures des mains et sur les chevilles. Tout en procédant à ce rituel, elle marmonnait de vagues prières, des invocations, me recommandait de rester tranquille, rappelait à Lalla Aïcha telle ou telle péripétie de notre promenade. Je subissais tout cela avec ma patience coutumière. Je me tortillais le cou pour regarder une armée de chats qui se livraient à une folle sarabande à l’intérieur de ce temple étrange. Au delà de cette cour s’ouvrait la Zaouia. De chaque côté d’une pièce carrée où se dressait le catafalque du Saint, deux portes conduisaient aux chambres des pèlerins. Des gens venus de loin, pour se débarrasser de leurs maux, vivaient là avec leurs enfants, attendant la guérison.
En arrivant devant le catafalque, Lalla Aïcha et mère se mirent à appeler à grands cris le saint à leur secours. L’une ignorant les paroles de l’autre, chacune lui exposait ses petites misères, frappait du plat de la main le bois du catafalque, gémissait, suppliait, vitupérait contre ses ennemis. Les voix montaient, les mains frappaient le bois du catafalque avec plus d’énergie et de passion. Un délire sacré, s’était emparé des deux femmes. Elles énuméraient leurs maux, exposaient leurs faiblesses, demandaient protection, réclamaient vengeance, avouaient impuretés, proclamaient la miséricorde de Dieu et la puissance de Sidi Ali Boughaleb, en appelaient à sa pitié. Epuisées par leur ferveur, elles s’arrêtèrent enfin. La gardienne du mausolée vint les complimenter sur leur piété et joindre ses prières aux leurs.
– Vos vœux seront exaucés et vos désirs comblés, dit-elle pour conclure. Dieu est généreux, il soulage les souffrances et panse toutes les blessures. Sa bonté s’étend à toutes les créatures. N’est-ce pas un signe de Sa Bonté de nous avoir envoyé des Prophètes pour détourner de la voie du mal et nous indiquer le chemin du Paradis ? C’est un effet de sa générosité nous avoir révélé par l’intermédiaire de Notre- Seigneur Mohammed (le salut et la paix soient sur lui) sa Parole très vénérée qui nous enseigne les vertus capitales : la charité, l’amour des parents, le bienfait envers toutes les créatures. Ceux qui ont pratiqué ces vertus dans toute leur intégrité deviennent les Amis de Dieu et intercèdent en notre faveur. Sidi Ali Boughaleb figure parmi les plus dignes. Il aimait tous les êtres et affectionnait en particulier les chats. Nous en avons actuellement plus de cinquante. On nous les amène malades, galeux et efflanqués. Peu de temps suffit pour qu’ils retrouvent la santé et la joie. Pour plaire au Saint, nous devons les nourrir et les soigner.
Ma mère fouillait dans ses vêtements. Elle ne tarda pas à sortir un mouchoir avec un gros nœud. Lentement, elle le dénoua en s’aidant plusieurs fois de ses incisives. Lalla Aicha lui chuchota à l’oreille une phrase mystérieuse, ma mère hocha la tête et offrit à la Moqadma deux pièces d’un franc accompagnées de cette explication :
– Voici pour moi et pour la chérifa qui m’accompagne.
La gardienne ouvrit ses deux mains, reçut le don et entama une longue oraison. Des femmes arrivèrent de l’extérieur et se joignirent à notre petit groupe pour bénéficier de ce moment de grâce, pour profiter de cette rosée spirituelle qui rafraîchit les cœurs.
Lentement, je me glissai hors de cet essaim de femmes pour aller caresser un gros matou étalé de tout son long contre le mur. Il me regarda de ses yeux jaunes, ronronna et m’envoya un magistral coup de griffe. Le sang gicla. Ma main se mit à me cuire atrocement. Je poussai un cri. Ma mère se précipita, folle d’inquiétude, bousculant ses voisines, buttant dans son haïk qui traînait sur le sol.
La blessure me faisait mal et je hurlais sans discontinuer. Les femmes posaient des questions, s’apitoyaient, m’offraient une orange pour me consoler, m’appelaient leur petite rose, leur bouquet de jasmin, leur petit fromage blanc. Loin de me calmer, ce tourbillon de visages me donnait le vertige. Je sanglotais à fendre l’âme. Une main mouillée se posa sur ma figure, un torchon sécha mes larmes et l’écoulement de mon nez. Le froid de cette main calma mes pleurs, mais je ne cessai pas de hoqueter le long du chemin de retour.
Ma mère me coucha dès l’arrivée à la maison.
Mon père se levait toujours le premier. Je voyais vaguement sa silhouette dans le demi-jour danser lentement. Il s’enroulait autour des reins une corde de plusieurs coudées en poil de chèvre, qui lui servait de ceinture. Pour cela, il tournait sur lui-même, soulevait une jambe pour laisser passer la corde, soulevait l’autre alternativement, faisait des gestes larges de ses bras. Il procédait ensuite à l’arrangement de son turban, mettait sa djellaha et sortait en silence. Ma mère dormait.
Ce matin, j’entendis mon père lui chuchoter :
– Ne l’envoie pas au Msid, il semble bien fatigué. Ma mère acquiesça et se replongea dans ses couvertures.
Toute la maison dormait encore.
Deux moineaux vinrent se poser sur le mur du patio, je les entendais sautiller d’un endroit à l’autre, frappant l’air de leurs courtes ailes. Ils discutaient avec passion et je comprenais leur langage. Ce fut un dialogue passionné : ils affirmèrent ceci avec conviction :
– J’aime les figues sèches.
– Pourquoi aimes-tu les figues sèches ?
– Tout le monde aime les figues sèches.
Oui ! Oui ! Oui !
– Tout le monde aime les figues sèches.
Les figues sèches ! Les figues sèches ! Les figues sèches !
Les ailes froufroutèrent, les deux moineaux partirent continuer leur conversation sur d’autres toits.
Je comprenais le langage des oiseaux et de bien d’autres bêtes encore, mais ils ne le savaient pas et s’enfuyaient à mon approche. J’en éprouvais beaucoup de peine.
Des seaux entrechoqués cliquetèrent dans le patio. La chouafa se levait la première et c’était tant mieux ! Les ombres de la nuit s’attardaient encore à cette heure autour de la fontaine et du puits, dans les lieux d’aisances et dans l’immense débarras où chaque locataire à tour de rôle procédait à sa toilette.
La chouafa connaissait les paroles efficaces qui rendaient ces ombres inoffensives. Chaque jeudi soir, elle brûlait des aromates, aspergeait les coins de lait ou d’eaux odoriférantes, prononçait de longues incantations.
Une porte claqua. Zineb, la fille de Rahma, se mit à geindre. Sa mère la gratifia d’une gifle sonore et la noya sous un flot d’injures.
– A ton âge ! N’as-tu pas honte de mouiller ton lit presque chaque nuit ? Je devrais te lâcher dans une étable, au lieu de te préparer chaque soir, ton matelas.
La chouafa l’interrompit :
– Que ta matinée soit heureuse, Rahma !
– Que ta journée soit ensoleillée, Lalla !
– Comment te sens tu ce matin ?
– Je remercie le Seigneur, il m’a infligé une terrible punition le jour où il m’a donné cette pisseuse de mauvais augure. Je le remercie pour ses dons innombrables, je le remercie dans la joie comme dans l’affliction.
– Eloigné soit de toi tout sujet de chagrin. Prends patience ! Cette enfant guérira, elle sera ta consolation dans ce monde de misères,
– Dieu t’entende, Lalla ! Qu’il répande sans mesure ses bénédictions sur toi, sur ceux qui te sont chers.
Ma mère remua dans son lit, toussa, soupira, finit par se mettre sur son séant. Elle se leva et ouvrit la fenêtre. La lumière m’éclaboussa les yeux et me fit mal. J’entendis s’ouvrir les volets de Fatma Bziouya. D’une voix ensommeillée, ma mère déroula son chapelet de salutations d’usage qu’elle adressait chaque matin à sa voisine d’en face. Celle-ci lui souhaita une heureuse journée avec les formules habituelles. Aucune n’écoutait les propos de l’autre. Chacun récitait son boniment sur un air monotone sans ardeur et sans enthousiasme. Elles posaient des questions mais connaissaient d’avance les réponses. Depuis trois ans que nous habitions ensemble, elles avaient répété les mêmes phrases chaque matin. Parfois elles modifiaient un mot, faisaient allusion à quelque récent événement, mais de telles circonstances étaient fort rares.
Invariablement, ma mère demandait :
– Comment te sens-tu ce matin ? Ta tête ne te fait-elle pas trop souffrir ? Ton sommeil a-t-il été paisible ?
Elle concluait :
– La santé est chose capitale, ma sœur ! Rien ne peut la remplacer.
Ce jour-là elle ajouta :
– Mon garçon n’est pas bien aujourd’hui. Dieu éloigne de toi et de ceux qui te sont chers le mal, et crève les yeux à ceux qui nous envient.
La voix de la chouafa monta du rez-de-chaussée :
– Lalla Zoubida ! Que ta matinée soit bénie ! Dieu éloigne de toi tout motif de peine et te conserve, toi et les tiens, en excellente santé !
Ma mère répondit :
– Que ta journée soit lumineuse et pleine de bénédictions ! Comment te sens-tu ce matin ? Dieu veillera sur ton bonheur et sur celui de tous ceux qui te sont proches.
La chouafa enchaîna :
– Ne t’inquiète pas pour ton fils, les amis de Dieu veillent sur sa santé. Il a des protecteurs dans le monde visible et dans le monde invisible. Je sais qu’il est chéri des puissances bénéfiques. Quand il sera homme, il sera un sabre parmi les sabres, un guerrier invulnérable, une ruche au miel recherché pour sa saveur et son parfum.
– Lalla, dit ma mère toute remuée, le miel et le beurre coulent de ta bouche et l’odeur du Paradis parfume ton haleine.
Et ma mère, extatique, les yeux au ciel, ajouta :
– Seigneur, qui m’écoutes du haut des cieux, répands tes trésors inépuisables, ô toi maître de tous les trésors, sur cette femme de bien ; qu’elle soit vénérée comme elle le mérite dans ce monde et qu’elle bénéficie de tes largesses dans l’Autre. Que sa vie soit couronnée par l’accomplissement du pèlerinage aux Lieux qui nous sont chers, à nous tes esclaves auxquels tu as révélé la Vérité par l’intermédiaire de ton Prophète (le salut soit sur lui, sur ses compagnons et ses proches, le salut et la Paix !) Amine ! O Dieu de l’Univers !
– Amine ! Répondirent en écho toutes les femmes. Pendant ce cérémonial, je m’étais levé et mis en djellaba. Mes oreilles bourdonnaient un peu, mais je ne me sentais nullement plus fatigué que d’habitude. La perspective de rester à la maison toute la journée, loin du fqih et de sa baguette de cognassier, me rendait tout heureux. Nous étions mercredi, le jour suivant était ordinairement jour de congé et le vendredi l’école n’ouvrait qu’après la prière de midi. J’avais devant moi deux jours et demi, deux jours et demi à vivre comme un prince.
Ma mère m’aida à faire mes ablutions et s’affaira, dans le réduit qui lui servait de cuisine, à activer son feu.
Toute la maison retentissait du bruit des soufflets. Il faisait un éclatant soleil. Bientôt la table fut mise. Il y avait des œufs frits à l’huile d’olive et du pain frais. Nous nous mîmes à manger. Allal, le mari de Fatma Bziouya, jardinier de son état, fit entendre sa voix à l’entrée de la maison.
– N’y a-t-il personne ? Puis-je passer ? Rahma répondit :
– Il n’y a personne. Passe !
Son pas retentit dans l’escalier. Nous finissions de manger quand sa femme entra dans notre chambre. Elle tenait une assiette de faïence où reposaient deux beignets sfenj. J’en étais particulièrement friand.
Ma mère se leva pour recevoir la visiteuse. Le visage ennuyé, la bouche pincée, elle débita les formules qu’exige la politesse en de telles occasions.
– Fatma ! Pourquoi t’es-tu dérangée ? Je ne peux accepter ! Nous avons, louange à Dieu, amplement de quoi nous rassasier ! Deux beignets ! C’est beaucoup trop ! Par Dieu je ne puis accepter.
Notre voisine essayait de vaincre cette résistance. Elle prenait la main de ma mère et protestait avec chaleur.
– Tu ne peux pas me faire un tel affront. Donne à Sidi Mohammed ; qu’Allah lui donne la santé ! Tu ne peux pas refuser, c’est si peu de chose !
Enfin, ma mère remercia.
– Dieu te comblera de ses bienfaits, et te fera goûter des nourritures du Paradis qu’il réserve à ses élus.
– Dieu ouvrira pour nous tous les portes de ses trésors.
Fatma alla rejoindre son mari et ma mère poussa de mon côté l’assiette avec les deux beignets.
– Mange-les, toi qui les aimes, me dit-elle ; mon estomac ne supporte pas les beignets.
Je me régalai.
Un apprenti de mon père, que tout le monde appelait Driss le teigneux, frappa à la porte d’entrée. Il demanda un couffin pour faire notre marché. Ma mère lui recommanda à haute voix de choisir une viande sans trop d’os, et des fèves vertes bien tendres. La situation de mon père était assez prospère. Nous pouvions nous permettre de manger de la viande trois à quatre fois par semaine.
Papa, d’origine montagnarde comme ma mère, après avoir quitté son village situé à une cinquantaine de kilomètres de la grande ville, avait au début éprouvé des difficultés à gagner sa vie et celle de sa jeune épouse. Dans son pays, on était pillard et paysan. A Fès, il fallait pour vivre exercer quelque industrie citadine ou monter un petit commerce. Dans notre famille, vendre et acheter a toujours été considéré comme le métier le plus vil.
Mon père se souvint avoir été à un moment de sa jeunesse dans l’atelier de l’un de ses oncles maternels, tisserand de couvertures. Il s’acheta donc un minimum de matériel, loua un coin dans un atelier et s’installa tisserand. II faisait honnêtement son travail, améliorait de jour en jour sa production. Bientôt, ses articles furent très disputés et le ménage jouit d’un certain confort. Mon père avait un vieil ouvrier avec lui sur le métier ; Driss le teigneux garnissait les canettes et faisait les commissions.
Driss venait deux fois par jour à la maison : le matin acheter les provisions et au milieu du jour chercher le déjeuner de son patron. Mon père mangeait à l’atelier. Il venait seulement le soir après la dernière prière. Le vendredi faisait exception. Ce jour-là mon père était à son métier jusqu’à midi environ ; il payait ses employés, allait à la Mosquée pour la grande prière et nous déjeunions en famille.
Driss revint chargé de son lourd panier. Ma mère en fit l’inventaire. Le teigneux n’avait rien oublié. La viande avait bon aspect et le vert des cosses de fèves faisait saliver abondamment. Le couffin contenait outre de l’ail, du persil et quantité de petits paquets d’épices. Nous avions de l’huile, du charbon et de la farine pour tout le mois.
Quand ma mère parlait de « l’œil des envieux », elle pensait sûrement à ces richesses. Les voisines moins fortunées nous jalousaient un peu. Elles n’ignoraient d’ailleurs aucun détail de notre vie domestique. Ma mère, de son côté, connaissait les difficultés de tout le monde, l’état des finances de chaque ménage, les dettes qu’il contractait, ses dépenses de chaque jour et la qualité de son ordinaire.
Les fèves furent versées dans un large panier en sparterie en forme de plat.
– Tu m’aideras à les écosser, me dit maman. J’acquiesçai et me mis aussitôt à l’ouvrage. Je fus vite dégoûté de ce travail. J’allai risquer un œil dans chambre de Bziouya. Elle roulait du couscous. Dans un coin, s’amoncelaient divers légumes : navets, carottes, courge rouge et oignons. Notre voisine m’aimait beaucoup. Elle laissa un moment son couscous pour fouiller dans un panier. Elle me tendit, avec un large sourire, un radis d’un rouge de rubis long d’un empan. Je lui fis un sourire pour la remercier et plantai mes dents dans la chair rose de cette friandise. Le goût en était si fort que les larmes me sortirent des yeux. Je ne dis rien, je partis à reculons, grimpai les marches qui conduisaient sur la terrasse et jetai par-dessus le mur qui nous séparait d’une autre maison, le beau radis.
Le soleil était clair et chaud. Un chat blanc et noir reposait sur le mur et suivait mes mouvements de ses yeux à demi fermés. Je ne m’en approchai point. Le coup de griffe du matou pensionnaire de Sidi Ali Boughaleb m’avait appris à me méfier des chats qui ronronnent au soleil.
Ma mère s’inquiétait déjà de mon absence, elle m’appelait à la cantonade. Je m’engageai dans l’escalier pour redescendre. Quelqu’un montait pieds nus. Les pas mous et le froufrou des vêtements se rapprochaient. Apparut Rahma. Ma mère ne lui parlait plus depuis leur dispute. Les deux femmes évitaient de se rencontrer, moi, je ne savais pas s’il fallait lui sourire ou me sauver. Je me plaquai contre le mur et attendis que les événements décidassent pour moi. En arrivant à ma hauteur, Rahma s’arrêta, me caressa la joue et me glissa un objet dans la main un objet lisse et froid, mais dont le toucher me plongea dans un bain de délice.
– C’est pour toi, me murmura notre voisine.
Je ne répondis rien et courus rejoindre ma mère qui s’impatientait. L’objet était toujours dans le creux de ma main et dégageait une fraîcheur d’eau de source.
Installé dans un coin de la pièce, j’osai enfin le regarder. C’était un gros cabochon de verre à facettes taillé en diamant, un bijou fabuleux et barbare, provenant à n’en pas douter de quelque palais souterrain où demeurent les puissances de l’Invisible.
Était-ce un message de ces lointains royaumes ? Était-ce un talisman ? Était-ce une pierre maudite qui m’était remise par notre ennemie pour attirer sur la colère des démons ? Que m’importait la colère de tous les démons de la terre !
Je tenais dans mes mains un objet d’une richesse insoupçonnable. Il prendra place dans ma, Boîte à Merveilles et je saurai découvrir toutes ses vertus.
Ma mère me trouva dans mon coin. Elle me jeta un regard négligent et dit :
– Encore un bout de verre ! Fais attention de ne pas te blesser.