Lire un roman autobiographique: La Boîte à merveilles, Ahmed Sefrioui, 1954.

Lire un roman autobiographique

Chapitre I

Le soir, quand tous dorment, les riches dans leurs chaudes couvertures, les pauvres sur les marches des boutiques ou sous les porches des palais, moi je ne dors pas. Je songe à ma solitude et j’en sens tout le poids. Ma solitude ne date pas d’hier.

Je vois, au fond d’une impasse que le soleil ne visite jamais, un petit garçon de six ans, dresser un piège pour attraper un moineau mais le moineau ne vient jamais. Il désire tant ce petit moineau ! Il ne le mangera pas, il ne le martyrisera pas. Il veut en faire son compagnon. Les pieds nus, sur la terre humide, il court jusqu’au bout de la ruelle pour voir passer les ânes et revient s’asseoir sur le pas de la maison et attendre l’arrivée du moineau qui ne vient pas. Le soir, il rentre le cœur gros et les yeux rougis, balançant au bout de son petit bras, un piège en fil de cuivre.

Nous habitions Dar Chouafa, la maison de la voyante. Effectivement, au rez-de-chaussée, habitait une voyante de grande réputation. Des quartiers les plus éloignés, des femmes de toutes les conditions venaient la consulter. Elle était voyante et quelque peu sorcière. Adepte de la confrérie des Gnaouas (gens de Guinée) elle s’offrait, une fois par mois, une séance de musique et de danses nègres. Des nuages de benjoin emplissaient la maison et les crotales et les guimbris nous empêchaient de dormir, toute la nuit.

Je ne comprenais rien au rituel compliqué qui se déroulait au rez-de-chaussée. De notre fenêtre du deuxième étage, je distinguais à travers la fumée des aromates les silhouettes gesticuler. Elles faisaient tinter leurs instruments bizarres. J’entendais des you-you. Les robes étaient tantôt bleu-ciel, tantôt rouge sang, parfois d’un jaune flamboyant. Les lendemains de ces fêtes étaient des jours mornes, plus tristes et plus gris que les jours ordinaires. Je me levais de bonne heure pour aller au Msid, école Coranique située à deux pas de la maison. Les bruits de la nuit roulaient encore dans ma tête, l’odeur du benjoin et de l’encens m’enivrait. Autour de moi, rôdaient les jnouns, les démons noirs évoqués par la sorcière et ses amis avec une frénésie qui touchait au délire. Je sentais les jnouns me frôler de leurs doigts brûlants ; j’entendais leurs rires comme par les nuits d’orage. Mes index dans les oreilles, je criais les versets tracés sur ma planchette avec un accent de désespoir.

Les deux pièces du rez-de-chaussée étaient occupées par la Chouafa principale locataire. Au premier étage habitaient Driss El Aouad, sa femme Rahma et leur fille d’un an plus âgée que moi. Elle s’appelait Zineb et je ne l’aimais pas. Toute cette famille disposait d’une seule pièce, Rahma faisait la cuisine sur le palier. Nous partagions avec Fatma Bziouya le deuxième étage. Nos deux fenêtres faisaient vis-à-vis et donnaient sur le patio, un vieux patio dont les carreaux avaient depuis longtemps perdu leurs émaux de couleur et qui paraissait pavé de briques. Il était tous les jours lavé à grande eau et frotté au balai de doum. Les jnouns aimaient la propreté. Les clientes de la Chouafa avaient dès l’entrée une bonne impression, impression de netteté et de paix qui invitait à l’abandon, aux confidences – autant d’éléments qui aidaient la voyante à dévoiler plus sûrement l’avenir.

Il n’y avait pas de clientes tous les jours. Aussi inexplicable que cela puisse paraître, il y avait la morte-saison. On ne pouvait en prévoir l’époque. Brusquement, les femmes cessaient d’avoir recours à des philtres d’amour, se préoccupaient moins de leur avenir, ne se plaignaient plus de leurs douleurs des reins, des omoplates ou du ventre, aucun démon ne les tourmentait.

La Chouafa choisissait ces quelques mois de trêve pour s’occuper de sa santé propre. Elle se découvrait des maux que sa science ne pouvait réduire. Les diables l’hallucinaient, se montraient exigeants quant à la couleur des caftans, l’heure de les porter, les aromates qu’il fallait brûler dans telle ou telle circonstance. Et dans la pénombre de sa grande pièce tendue de cretonne, la chouafa gémissait, se plaignait, conjurait, se desséchait dans des nuages d’encens et de benjoin.

J’avais peut-être six ans. Ma mémoire était une cire fraîche et les moindres événements s’y gravaient en images ineffaçables. Il me reste cet album pour égayer ma solitude, pour me prouver à moi-même que je ne suis pas encore mort.

A six ans j’étais seul, peut-être malheureux, mais je n’avais aucun point de repère qui me permît d’appeler mon existence : solitude ou malheur.

Je n’étais ni heureux, ni malheureux. J’étais un enfant seul. Cela, je le savais. Point farouche de nature, j’ébauchai de timides amitiés avec les bambins de l’école coranique, mais leur durée fut brève. Nous habitions des univers différents. J’avais un penchant pour le rêve. Le monde me paraissait un domaine fabuleux, une féerie grandiose où les sorcières entretenaient un commerce familier avec des puissances invisibles. Je désirais que l’Invisible m’admît à participer à ses mystères. Mes petits camarades de l’école se contentaient du visible, surtout quand ce visible se concrétisait en sucreries d’un bleu céleste ou d’un rose de soleil couchant. Ils aimaient grignoter, sucer, mordre à pleines dents. Ils aimaient aussi jouer à la bataille, se prendre à la gorge avec des airs d’assassins, crier pour imiter la voix de leur père, s’insulter pour imiter les voisins, commander pour imiter le maître d’école.

Moi, je ne voulais rien imiter, je voulais connaître.

Abdallah, l’épicier, me raconta les exploits d’un roi magnifique qui vivait dans un pays de lumière, de fleurs et de parfums, par-delà les Mers des Ténèbres, par-delà la Grande Muraille. Et je désirais faire un pacte avec les puissances invisibles qui obéissaient aux sorcières afin qu’elles m’emmènent par-delà les Mers des Ténèbres et par-delà la Grande Muraille, vivre dans ce pays de lumière, de parfums et de fleurs.

Mon père me parlait du Paradis. Mais, pour y renaître, il fallait d’abord mourir. Mon père ajoutait que se tuer était un grand péché, un péché qui interdisait l’accès à ce royaume. Alors, je n’avais qu’une solution : attendre ! Attendre de devenir un homme, attendre de mourir pour renaître au bord du fleuve Salsabil. Attendre ! C’est cela exister. A cette idée, je n’éprouvais certainement aucune frayeur. Je me réveillais le matin, je faisais ce qu’on me disait de faire. Le soir, le soleil disparaissait et je revenais m’endormir pour recommencer le lendemain. Je savais qu’une journée s’ajoutait à une autre, je savais que les jours faisaient des mois, que les mois devenaient des saisons, et les saisons l’année. J’ai six ans, l’année prochaine j’en aurai sept et puis huit, neuf et dix. A dix ans, on est presque un homme. A dix ans, on parcourt seul tout le quartier, on discute avec les marchands, on sait écrire, au moins son nom, on peut consulter une voyante sur son avenir, apprendre des mots magiques, composer des talismans.

En attendant, j’étais seul au milieu d’un grouillement de têtes rasées, de nez humides, dans un vertige de vociférations de versets sacrés.

L’école était à la porte de Derb Noualla. Le fqih, un grand maigre à barbe noire, dont les yeux lançaient constamment des flammes de colère, habitait la rue Jiaf. Je connaissais cette rue. Je savais qu’au fond d’un boyau noir et humide, s’ouvrait une porte basse d’où s’échappait, toute la journée, un brouhaha continu de voix de femmes et de pleurs d’enfants.

La première fois que j’avais entendu ce bruit, j’avais éclaté en sanglots parce que j’avais reconnu les voix de l’Enfer telles que mon père les évoqua un soir.

Ma mère me calma :

– Je t’emmène prendre un bain, je te promets un orange et un œuf dur et tu trouves le moyen de braire comme un âne !

Toujours hoquetant, je répondis :

– Je ne veux pas aller en Enfer. Elle leva les yeux au ciel et se tut, confondue par tant de niaiserie.

Je crois n’avoir jamais mis les pieds dans un bain maure depuis mon enfance. Une vague appréhension et un sentiment de malaise m’ont toujours empêché d’en franchir la porte. A bien réfléchir je n’aime pas les bains maures. La promiscuité, l’espèce d’impudeur et de laisser-aller que les gens se croient obligés d’affecter en de tels lieux m’en écartent.

Même enfant, je sentais sur tout ce grouillement de corps humides, dans ce demi-jour inquiétant, une odeur de péché. Sentiment très vague, surtout à l’âge où je pouvais encore accompagner ma mère au bain maure, mais qui provoquait en moi un certain trouble.

Dès notre arrivée nous grimpâmes sur une vaste estrade couverte de nattes. Après avoir payé soixante-quinze centimes à la caissière nous commençâmes notre déshabillage dans un tumulte de voix aiguës, un va-et-vient continu de femmes à moitié habillées, déballant de leurs énormes baluchons des caftans et des mansourias, des chemises et des pantalons, des haïks à glands de soie d’une éblouissante blancheur. Toutes ces femmes parlaient fort, gesticulaient avec passion, poussaient des hurlements inexplicables et injustifiés.

Je retirai mes vêtements et je restai tout bête, les mains sur le ventre, devant ma mère lancée dans une explication avec une amie de rencontre. Il y avait bien d’autres enfants, mais ils paraissaient à leur aise, couraient entre les cuisses humides, les mamelles pendantes, les montagnes de baluchons, fiers de montrer leurs ventres ballonnés et leurs fesses grises.

Je me sentais plus seul que jamais. J’étais de plus en plus persuadé que c’était bel et bien l’Enfer. Dans les salles chaudes, l’atmosphère de vapeur, les personnages de cauchemar qui s’y agitaient, la température, finirent par m’anéantir. Je m’assis dans un coin, tremblant de fièvre et de peur. Je me demandais ce que pouvaient bien faire toutes ces femmes qui tournoyaient partout, couraient dans tous les sens, traînant de grands seaux de bois débordants d’eau bouillante qui m’éclaboussait au passage. Ne venaient-elles donc pas pour se laver ? Il y en avait bien une ou deux qui tiraient sur leurs cheveux, assises, les jambes allongées, protestant d’une voix haute, mais les autres ne semblaient même pas s’apercevoir de leur présence et continuaient leurs éternels voyages avec leurs éternels seaux de bois. Ma mère, prise dans le tourbillon, émergeait de temps en temps d’une masse de jambes et de bras, me lançait une recommandation ou une injure que je n’arrivais pas à saisir et disparaissait.

Devant moi, dans un seau vide, il y avait un peigne en corne, un gobelet de cuivre bien astiqué, des oranges et des œufs durs. Je pris timidement une orange, je l’épluchai, je la suçai pendant longtemps, le regard vague. Je sentais moins l’indécence de mon corps dans cette pénombre, je le regardais se couvrir de grosses gouttes de sueur et je finis par oublier les femmes qui s’agitaient, leurs seaux de bois et leurs voyages inexplicables autour de la pièce. Ma mère fondit sur moi. Elle me plongea dans un seau d’eau, me couvrit la tête d’une glaise odorante et malgré mes cris et mes larmes me noya sous un flot d’injures et de feu. Elle me sortit du seau, me jeta dans un coin comme un paquet, disparut de nouveau dans le tourbillon. Mon désespoir dura peu, je plongeai la main dans le seau à provisions et je pris un œuf dur, gourmandise dont j’étais particulièrement friand. Je n’avais pas encore fini d’en grignoter le jaune que ma mère réapparut de nouveau, m’aspergea alternativement d’eau bouillante et d’eau glacée, me couvrit d’une serviette et m’emporta à moitié mort à l’air frais sur l’estrade aux baluchons. Je l’entendis dire à la caissière :

– Lalla Fattoum, je te laisse mon fils, je n’ai pas eu encore une goutte d’eau pour me laver.

Et à moi :

– Habille-toi, tête d’oignon ! Voici une orange pour t’occuper.

Je me trouvai seul, les mains croisées sur mon ventre en flammes, plus bête que jamais au milieu de toutes ces inconnues et de leurs fastueux baluchons. Je m’habillai.

Ma mère vint un moment m’entourer étroitement la tête dans une serviette qu’elle me noua sous le menton, me munit de toutes sortes de recommandations et s’engouffra dans les salles chaudes par cette porte qui me faisait face et d’où s’échappaient toutes sortes de rumeurs.

J’attendis sur l’estrade jusqu’au soir. Ma mère finit par venir me rejoindre, l’air épuisé, se plaignant de violents maux de tête.

Heureusement pour moi, ces séances de bain étaient assez rares. Ma mère ne voulait point s’embarrasser de l’enfant empoté et maladroit que j’étais.

Pendant son absence, j’étais livré à mes timides fantaisies. Je courais pieds nus dans le derb, imitant le pas cadencé des chevaux, je hennissais fièrement, envoyais des ruades. Parfois, je vidais simplement ma Boîte à Merveilles par terre et j’inventoriais mes trésors. Un simple bouton de porcelaine me mettait les sens en extase. Quand je l’avais longtemps regardé, j’en caressais des doigts la matière avec respect. Mais il y avait dans cet objet un élément qui ne pouvait être saisi ni par les yeux, ni par les doigts, une mystérieuse beauté intraduisible. Elle me fascinait. Je sentais toute mon impuissance à en jouir pleinement. Je pleurais presque de sentir autour de moi cette étrange chose invisible, impalpable, que je ne pouvais goûter de la langue, mais qui avait un goût et le pouvoir d’enivrer. Et cela s’incarnait dans un bouton de porcelaine et lui donnait ainsi une âme et une vertu de talisman.

Dans la Boîte à Merveilles il y avait une foule d’objets hétéroclites qui, pour moi seul, avaient un sens : des boules de verre, des anneaux de cuivre, un minuscule cadenas sans clef, des clous à tête dorée, des encriers vides, des boutons décorés, des boutons sans décor. Il y en avait en matière transparente, en métal, en nacre. Chacun de ces objets me parlait son langage. C’étaient là mes seuls amis. Bien sûr, j’avais des relations dans le monde de la légende avec des princes très vaillants et des géants au cœur tendre, mais ils habitaient les recoins cachés de mon imagination. Quant à mes boules de verre, mes boutons et mes clous, ils étaient là, à chaque instant, dans leur boîte rectangulaire, prête à me porter secours dans mes heures de chagrin.

Le lendemain du bain, ma mère ne manquait pas de raconter la séance à toute la maison, avec des commentaires détaillés où abondaient les traits pittoresques et les anecdotes. Elle mimait les gestes de telle chérifa connue dans le quartier, la démarche de telle voisine qu’elle n’aimait pas, parlait avec éloge de la caissière ou se révoltait contre les masseuses, ces entremetteuses, mères des calamités, qui escroquaient les clientes sans leur apporter la moindre goutte d’eau. Le bain maure était naturellement le lieu des potins et des commérages. On y faisait connaissance avec des femmes qui n’habitaient pas le quartier. On y allait autant pour se purifier que pour se tenir au courant de ce qui se faisait, de ce qui se disait. Il arrivait qu’une femme chantât un couplet et le couplet faisait ainsi son entrée dans le quartier. Deux ou trois fois, ma mère assista à de vrais crêpages de chignons. De telles scènes donnaient matière à des galas de comédie. Pendant une semaine, ma mère mimait devant les femmes de la maison, les amies de passage et les voisines la dispute et ses phases multiples. On avait droit à un prologue suivi de la présentation des personnages, chacun avec sa silhouette particulière, ses difformités physiques, les caractéristiques de sa voix, de ses gestes et de son regard. On voyait naître le drame, on le voyait se développer, atteindre son paroxysme et finir dans les embrassades ou dans les larmes.

Ma mère remportait auprès des voisines un gros succès. Je n’aimais pas beaucoup ces sortes d’exhibitions. L’excès de gaîté de ma mère était pour moi lié à de fâcheuses conséquences. Le matin, débordante d’enthousiasme, elle ne manquait jamais, le soir, de trouver quelque motif de querelle ou de pleurs.

Mon père rentrait toujours tard; il nous trouvait rarement de bonne humeur. Il subissait presque toujours le récit d’un événement que ma mère se plaisait à peindre avec les couleurs les plus sombres. Quelquefois un incident de mince importance prenait des proportions de catastrophe.

Ainsi en fut-il quand Rahma eut l’idée néfaste de faire sa lessive un lundi. Il était établi que ce jour-là appartenait exc1usivement à ma mère. De bonne heure, elle occupait le patio, 1’encombrait d’auges de bois, de bidons qui servaient de lessiveuses, de seaux pour le rinçage et de paquets de linge sale. A peine vêtue d’un séroual et d’un vieux caftan déchiré, elle s’affairait autour d’un feu improvisé, remuait le contenu du bidon à l’aide d’une longue canne, pestait contre le bois qui donnait plus de fumée que de chaleur, accusait les marchands de savon noir de l’avoir escroquée et appelait sur leurs têtes toutes sortes de malédictions.

Le patio ne suffisait pas à son activité. Elle grimpait jusque sur la terrasse, tendait ses cordes, les soutenait à l’aide de perches de mûrier, redescendait brasser des nuages de mousse. Ce jour-là ma mère m’expédiait à l’école avec, pour vêtement, une simple chemise sous ma djellaba. Le déjeuner était sacrifié. Je devais me contenter d’un quartier de pain enduit de beurre rance, accompagné de trois olives. Notre chambre même perdait son visage habituel. Les matelas gisaient là, sans couvertures, les coussins n’avaient plus d’enveloppes et la fenêtre semblait nue sans son rideau semé de fleurettes rouges.

La soirée était consacrée au pliage des vêtements. Ma mère prenait une chemise toute froissée et sentant le soleil, la déployait sur ses genoux, la regardait par transparence, la pliait, les manches à l’intérieur, avec application, presque avec gravité. Parfois, elle faisait une reprise. Elle n’aimait guère la couture et moi-même, je préférais la voir tirer sur ses cardes ou tourner son rouet. L’aiguille, instrument particulièrement citadin, représentait à mes yeux un symbole de mollesse. Il était de tradition dans notre famille que le métier féminin noble par excellence consistât à travailler la laine. Manier l’aiguille équivalait presque à un reniement. Nous étions Fassis par accident, mais nous restions fidèles à nos origines montagnardes de seigneurs paysans.

Ma mère ne manquait jamais d’évoquer ces origines lors des querelles avec les voisines. Elle osa même soutenir devant Rahma que nous étions d’authentiques descendants du Prophète.

– Il existe, dit-elle, des papiers pour le prouver, des papiers gardés précieusement par l’imam de la mosquée de notre petite ville. Qui es-tu, toi, femme d’un fabricant de charrues, sans extraction, pour oser mettre ton linge, plein de poux, près du mien fraîchement lavé ? Je sais ce que tu es, une mendiante d’entre les mendiantes, une domestique d’entre les domestiques, une va-nu-pieds, crottée et pouilleuse, une lécheuse de plats qui ne mange jamais à sa faim. Et ton mari ! Parle-moi de cet être difforme, à la barbe rongée de mites, qui sent l’écurie et brait comme un âne ! Que dis-tu ? En parler à ton mari ? Est-ce que moi, je crains ton mari ? Qu’il vienne ! Je lui montrerai de quoi peut être capable une femme de noble origine. Quant à toi, arrête tes piaillements et ramasse tes hardes. Toutes les voisines témoigneront en ma faveur. Tu m’as provoquée. Je ne suis pas une petite fille pour me laisser insulter par une femme de ton espèce.

De notre fenêtre du deuxième étage, pâle d’angoisse et de peur, je suivais la scène, alors que ma mémoire d’enfant enregistrait les phrases violentes.

Le soir, tout abruti de sommeil, j’entendis mon père monter l’escalier. Il entra selon son habitude, se dirigea vers son matelas posé à même le sol. Ma mère prépara le souper, posa la table ronde, le plat de ragoût et le pain.

On sentait qu’elle boudait.

Mon père se mit à manger sans poser de questions. Ma mère boudait toujours. Puis elle éleva brusquement la voix et dit :

– Cela ne te fait rien à toi, qu’on nous traîne dans boue, qu’on nous insulte, qu’on insulte nos nobles origines, nos ancêtres qui faisaient trembler les tribus ! Cela ne te fait rien que les gens de basse extraction tentent de souiller, par des paroles inconvenantes, notre famille qui compte parmi ses morts des hommes courageux, des chefs, des saints et des savants !

Toujours silencieux, mon père continuait à manger.

Ma mère recommença :

– Oui, tout cela ne te fait rien. Que ta femme subisse tous les affronts, ton appétit n’en est pas affecté et tu manges comme à l’ordinaire. Moi, j’ai tellement de peine sur le cœur que je ne mangerai plus jamais de ma vie.

Ma mère, se cachant le visage dans ses deux mains, poussa un long sanglot et se mit à pleurer à chaudes larmes. Elle gémissait, se lamentait, se donnait de grandes claques sur les cuisses, chantait sur un air monotone et combien triste tous les malheurs qui l’avaient frappée. Elle énumérait les insultes qu’elle avait reçues, les épithètes dont on l’avait gratifiée, recommençait intarissablement le panégyrique de ses ancêtres qui, par la même occasion, se trouvaient offensés.

Mon père, rassasié, but une gorgée d’eau, s’essuya la bouche, tira à lui un coussin pour s’accouder et demanda :

– Avec qui t’es-tu encore disputée ?

La phrase eut sur ma mère un effet magique. Elle cessa de pleurer, releva la tête et, avec une explosion de fureur, s’adressa à mon père :

– Mais avec la gueuse du premier étage, la femme du fabricant de charrues ! Cette dégoûtante créature a souillé mon linge propre avec ses guenilles qui sentent l’étable. Elle ne se lave jamais d’ordinaire, elle garde ses vêtements trois mois, mais pour provoquer une querelle, elle choisit le lundi, mon jour de lessive, pour sortir ses haillons. Tu connais ma patience, je cherche toujours à aplanir les difficultés, je ne me départis jamais de ma courtoisie coutumière ; je tiens cela de ma famille, nous sommes tous polis. Les gens qui nous provoquent par des paroles grossières perdent leur temps. Nous savons conserver notre calme et garder notre dignité. Il a fallu cette pouilleuse …

La voix de Rahma troua la nuit.

– Pouilleuse ! Moi ! Entendez-vous, peuple des Musulmans ?

La journée ne lui a pas suffi, les hommes sont maintenant dans la maison et pourront témoigner devant Dieu qui de nous deux a dépassé les limites des convenances.

Ce qui se passa après ne peut être décrit par des mots. Ce furent d’abord des cris aigus et prolongés, des vociférations, des sons sans suite et sans signification. Chacune des antagonistes, penchée hors de sa fenêtre, gesticulait dans le vide, crachait des injures que personne ne comprenait, s’arrachait les cheveux. Possédées du démon de la danse, elles faisaient d’étranges contorsions. Voisins et voisines sortirent de leurs chambres et mêlèrent leurs cris aux cris des furies. Les hommes, de leurs voix graves, les exhortaient au calme, insistaient pour qu’elles maudissent solennellement Satan, mais ces sages conseils les excitaient davantage. Le bruit devint intolérable. C’était une tempête, un tremblement de terre, le déchaînement des forces obscures, l’écroulement du monde. Je n’en pouvais plus. Mes oreilles étaient au supplice, mon cœur dans ma poitrine heurtait avec force les parois de sa cage. Les sanglots m’étouffèrent et j’écroulai aux pieds de ma mère, sans connaissance.

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